1914 : Lâenfer des tranchĂ©es
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Le 3 aoĂ»t 1914, lâAllemagne entre en guerre contre la France. Les Allemands veulent conquĂ©rir la France en franchissant la Belgique, mais ils sont arrĂȘtĂ©s par les troupes britanniques, belges et françaises. Les armĂ©es prennent position en se terrant lâune en face de lâautre. Les soldats creusent des tranchĂ©es[1] pour se protĂ©ger des bombes et des balles. Le temps est souvent Ă©pouvantable, avec des pluies diluviennes et des vents de tempĂȘte. Le froid, lâhumiditĂ©, les maladies causent plus de morts que les tirs ennemis. Au milieu de cet enfer, voici lâhistoire dâun soldat Ă©cossais coincĂ© dans sa tranchĂ©e prĂšs dâArmentiĂšres, Ă lâouest de Lille. Nous sommes en dĂ©cembre 1914, et Scott Blackwood a Ă peine vingt ans.
Je dors dans un abri avec dâautres gars de mon bataillon. On se protĂšge comme on peut du froid. Les souris et les rats rĂŽdent partout. Parfois, ils courent mĂȘme sur nous. On a beau les tuer, ils reviennent toujours plus nombreux. Jâen ai vu sâattaquer Ă un chat et le dĂ©vorer. Ă cause dâeux, on est obligĂ© de suspendre le pain au plafond, au bout dâun fil de fer.
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Le réveillon de Noël
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Quand je me rĂ©veille, je repense Ă ce que jâai entendu la veille. Ă quoi va ressembler cette journĂ©e du 24 dĂ©cembre ? Je fais mes besoins dans une tranchĂ©e-toilettes, les pieds dans la boue gelĂ©e. On vit vraiment comme des bĂȘtes.
â Eh Scott !
Câest Tom qui mâappelle.
â Quâest-ce quâil y a ?
â Les poux mâont attaquĂ© cette nuit. RegardeâŠ
Tom a le ventre couvert de ces sales bĂȘtes. Il les prend entre ses doigts, une par une, et les Ă©crase avec ses ongles.
â Ne mâapproche pas, je lui dis. Je nâai pas envie dâĂȘtre dĂ©vorĂ©.
Il grogne en haussant les Ă©paules.
La portion de territoire entre les tranchĂ©es ennemies et les nĂŽtres sâappelle le no manâs land[2], parce que personne ne peut y aller. Le moindre combattant qui sây risque est criblĂ© de balles. Des cadavres de soldats sont restĂ©s lĂ aprĂšs les assauts. Ils sont en dĂ©composition. La mort suinte de partoutâŠÂ
Tellement, quâon en devient indiffĂ©rent. Lâami de Jack a sautĂ© quelque part par-lĂ , il y a quelques jours. Certains ont dit que pendant lâassaut, il sâĂ©tait refugiĂ© dans un trou dâobus pour Ă©chapper aux balles. Il savait pourtant que les obus tombent souvent au mĂȘme endroit.
La journée passe sans grave incident. Les canons et les fusils restent silencieux.
à la tombée de la nuit, les chants de Noël reprennent de plus belle chez nos ennemis. Une mélodie parvient mes oreilles.
â Je reconnais cet air ! On chante avec eux ?
Jack me regarde, outré.
â Chanter avec nos ennemis ?
â Et alors ?
Je commence Ă fredonner la mĂȘme chanson avec nos paroles anglaises.
â Oh come, all ye faithfulâŠ
BientĂŽt, dâautres soldats de mon bataillon mâaccompagnent. Nous formons une drĂŽle de chorale dans la misĂšre des tranchĂ©es ! Les Allemands et nous cĂ©lĂ©brons la mĂȘme fĂȘte Ă quelques dizaines de mĂštres de distance, en partageant les mĂȘmes chansons dâespoir. Seule la langue est diffĂ©rente. Chaque soldat sait que, chez lui, dans sa demeure familiale, des ĂȘtres chers chantent les mĂȘmes refrains. Je fais remarquer :
â On nous a rĂ©pĂ©tĂ© que les Allemands Ă©taient des tueurs et des barbares. Mais ils ont les mĂȘmes traditions que nous.
â Ne rĂȘve pas trop, me rĂ©pond Jack. Demain, ceux qui ont chantĂ© avec toi te tireront dessus sans Ă©tat dâĂąme.
Dans notre abri, chacun de nous relit les lettres de sa famille, parle de sa femme, de ses enfants. Moi, je parle de mes sĆurs Wendy et Alice, de mes parents et de mon chien Bill. Ce soir-lĂ , on mange beaucoup mieux que dâhabitude grĂące aux colis reçus pour NoĂ«l. On est un peu déçus par les saucisses, qui ont un goĂ»t de savon.
â Jâavais dit Ă mes parents de ne pas les envoyer ensemble, ronchonne Tom.
â Tu te souviens du coup de froid de lâautre nuit ? me demande un camarade.
â Si je mâen souviens⊠et comment ! Le pain Ă©tait tellement gelĂ© quâon a dĂ» le couper avec une scie !
Lâun de nous a rĂ©ussi Ă rapporter de lâeau-de-vie dâun village de lâarriĂšre. On finit la bouteille en Ă©voquant le whisky Ă©cossais qui nous fait cruellement dĂ©faut. On rit, on chante, on blague, on se partage nos bonheurs passĂ©s. Certains sont dĂ©jĂ gris. Avant de me coucher, je ne peux pas mâempĂȘcher de sortir de lâabri pour voir ce qui se passe du cĂŽtĂ© allemand. LâobscuritĂ© me protĂšge. En revenant, je dis Ă Jack :
â Tu sais ce que jâai vu ?
â Non.
â Les Saxons ont allumĂ© des bougies sur leurs positions.
â Des bougies ? Câest pour fĂȘter NoĂ«l.
â SĂ»rement. Mais ce que je trouve bizarre, câest que jâai lâimpression quâils les ont plantĂ©es sur des arbres.
â Tu as rĂȘvĂ©.
â Non, je tâassure.
â Dors. Tu dois prendre la relĂšve de la garde avant lâaube.
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Pourquoi se battre ?
Le matin du 25 dĂ©cembre, on me rĂ©veille pour que je remplace la sentinelle. Jâai du mal Ă rester les yeux ouverts. Les chants de NoĂ«l retentissent Ă nouveau du cĂŽtĂ© des Saxons. Ăa me maintient Ă©veillĂ©. Des applaudissements, puis des appels suivent. Jâentends :
â Joyeux NoĂ«l ! On arrĂȘte de tirer ?
Des Allemands me parlent en anglais !
â Fais attention Ă leurs ruses, mâa prĂ©venu Jack. Je les connais. Des soldats français se sont dĂ©jĂ fait avoir.
Jâassiste bientĂŽt Ă un Ă©trange spectacle : des petits sapins dĂ©corĂ©s de bougies apparaissent sur les parapets des tranchĂ©es ennemies. Puis quelques casques Ă pointe se montrent. Un soldat Saxon sâenhardit : il sort de son trou, sans arme, en tenant dans une main un sapin illuminĂ© ! Je le vise, mais il nâa rien de menaçant. Quâest-ce que je fais ? Je le laisse avancer ? Je baisse mon fusil. VoilĂ quâil me fait des signes amicaux. JâhĂ©site⊠Le soldat est bientĂŽt rejoint par un autre, puis un troisiĂšme. Je nâen reviens pas.
â Viens ! crient-ils en anglais. Câest NoĂ«l. Faisons une trĂȘve !
Je pose mon fusil et je sors de mon trou⊠lentement. Est-ce que je suis devenu fou ? Non⊠je sens bien que ces Allemands nâont envie que dâune chose : quâon se retrouve pour se parler, sans armes.
â On veut faire une trĂȘve, insistent-ils.
Jâavance dans le no manâs land. Jâentends Tom dire aux gars de notre tranchĂ©e :
â Si Scott le fait, pourquoi pas nous ?
â Ăa le regarde sâil veut jouer au malin ! rĂ©plique Jack.
Le sergent me crie :
â Soldat Blackwood ! Regagnez votre poste !
Tom proteste :
â Fermez-la sergent ! Câest NoĂ«l !
Il quitte lui aussi la tranchĂ©e et me rejoint, suivi de quelques autres. Les Allemands ne sont pas en reste. Ils sont de plus en plus nombreux Ă sortir de leurs trous. Je marche sur la terre givrĂ©e, les yeux rivĂ©s sur eux. Ă quoi ressemblent ces hommes qui nous ont mitraillĂ©s pendant des semaines ? Ils avancent vĂȘtus de leurs vareuses grises. Trois dâentre eux portent des casques Ă pointe. Ils me paraissent grands et jeunes⊠comme moi. Ils lĂšvent les bras au ciel en criant des mots saxons que je ne comprends pas. Mais ce qui me surprend le plus, ce sont ces petits sapins dĂ©corĂ©s de bougies que certains brandissent. Pourquoi nous les montrent-ils ?
Ă mesure que jâavance, le physique de nos ennemis se prĂ©cise. Ils sont maintenant tout prĂšs⊠Un soldat allemand ĂŽte son casque Ă pointe et je dĂ©couvre un jeune au visage fatiguĂ©, aux cheveux crasseux, tout comme moi. Il me tend la main. Je tends la mienne en hĂ©sitant un peu. Nos paumes se serrent. Ăa me fait bizarre de toucher mon ennemi, celui qui a sĂ»rement tirĂ© sur moi quelques jours plus tĂŽt⊠Soudain, il se met Ă parler en anglais. Il me dit :
â Je mâappelle Kurt. Et toi ?
â Scott.
â Câest NoĂ«l. Pourquoi se battre ?
â Oui. Pourquoi se battre ?
Je regarde derriĂšre lui et jâaperçois les sapins illuminĂ©s. Je lui demande :
â Quâest-ce que vous faites avec ces arbres ?
Il se met à rire et me répond :
â Ce sont nos sapins de NoĂ«l. Câest la tradition dans notre pays. On les dĂ©core avec des bougies et on place les cadeaux Ă cĂŽtĂ© du tronc. Les enfants adorent ça[3].
Je trouve cette idĂ©e Ă©tonnante. Jâobserve le jeune Allemand et je me dis : oĂč sont les tueurs dâenfants que nos journaux nous ont dĂ©crits ?
Il demande :
â Vous portez toujours vos kilts ? MĂȘme dans la boue ?
â Oui. Câest notre tenue.
Il a du mal Ă me croire. Il sort quelque chose de sa poche et lance :
â Jâai une flasque de schnaps et des cigares, tu as du jambon ?
â Non, mais jâai des cigarettes si tu veux, et du chocolat.
On Ă©change le peu de choses quâon sort de nos poches. Je suis content, car le schnaps pourra me rĂ©chauffer dans la tranchĂ©e. On se regarde et on a chacun le mĂȘme sentiment dâincrĂ©dulitĂ©. Deux jours plus tĂŽt, on semait la mort avec nos balles⊠et voilĂ quâon partage la vie en sâĂ©changeant de la nourriture !
Les fraternisations[4]
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LâAllemand et moi marchons un peu dans le no manâs land en discutant, mais le cadavre dâun cheval nous arrĂȘte. Il pue tellement quâon est obligĂ©s de sâĂ©carter. Depuis combien de temps est-il lĂ ? Plus loin, on dĂ©couvre les corps de deux soldats français tuĂ©s dans les premiĂšres batailles. Ils sont Ă moitiĂ© dĂ©vorĂ©s par les rats. Je dis :
â On ne peut pas les laisser comme ça. Il faut les enterrer.
Je demande Ă un soldat de mon bataillon de se joindre Ă nous, et Kurt avertit un de ses officiers. Lâhomme arrive avec des pelles. Nous creusons le sol gelĂ©, ensemble. Deux Britanniques et deux Allemands creusant une tombe pour deux soldats français ! Une fois que les dĂ©pouilles sont placĂ©es dans le trou, lâofficier allemand prononce une priĂšre. Quelle drĂŽle de guerreâŠ
Kurt mâexplique comment il vit dans sa tranchĂ©e : le froid, la vermine, la recherche dâun endroit sec pour dormir, les lettres de sa famille⊠Je rĂ©alise que, chacun de notre cĂŽtĂ©, nous surmontons les mĂȘmes Ă©preuves. Câest un bon gars, pas diffĂ©rent dâun bon gars Ă©cossais. Au dĂ©tour dâune phrase, il mâavoue :
â Je nâaime pas cette guerre. Toi et moi, on est de la chair Ă canon.
Je le regarde dans les yeux. Je sais quâil a raison.
La matinĂ©e passe dans ces Ă©changes. Nos officiers laissent faire. Je crois quâils comprennent que nous avons besoin dâune pause en ce jour si spĂ©cial de NoĂ«l. Une pause pour respirer, pour se sentir un peu humain, aprĂšs tant de semaines Ă se battre et Ă se terrer comme des taupes. Dâun commun accord entre nous et les Allemands, une trĂȘve de coups de feu est dĂ©cidĂ©e pendant quelques jours
Au cas oĂč, sur lâordre des officiers, lâun des deux camps voudrait rompre la trĂȘve, un coup de fusil devra ĂȘtre tirĂ© en lâair pour avertir le camp adverse.
Cette trĂȘve â je lâai su plus tard â nâa pas Ă©tĂ© suivie partout. En ce 25 dĂ©cembre 1914, des soldats, ailleurs sur le front, sont morts fauchĂ©s par des obus ou abattus par des snipers[5], ces tireurs dâĂ©lite Ă la prĂ©cision redoutable. Mais chez nous, lâarmistice fut respectĂ©. Qui aurait pu croire Ă une chose pareille ?
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                  Le match de foot
Kurt et moi mangeons nos rations ensemble parmi dâautres gars de la troupe. Nous sommes tous mĂ©langĂ©s, Allemands et Britanniques. En levant la tĂȘte, je dĂ©couvre Jack Ă quelques dizaines de mĂštres de nous. Il ne mâa pas aperçu.
â Eh ! Jack ! Viens nous rejoindre !
Il sâapproche et me dit avec un regard noir :
â Tu fraternises avec lâennemi. Quâest-ce que ça va tâapporter ?
Il hausse les Ă©paules et sâĂ©loigne.
LâaprĂšs-midi, des scĂšnes incroyables se dĂ©roulent dans le no manâs land. Par exemple, un Allemand coupe les cheveux Ă un de nos gars. Un soldat ennemi nous prend mĂȘme en photo, Kurt et moi, comme deux vieux amis. Un gars de mon bataillon Ă©change des denrĂ©es contre un casque Ă pointe !
Je demande Ă Kurt :
â OĂč as-tu appris Ă parler anglais ?
Il me répond :
â Jâai travaillĂ© un peu en Angleterre, dans la boutique dâun barbier.
Il me donne le nom de la ville et de la rue oĂč il a sĂ©journĂ©. Câest le quartier oĂč mon oncle habite ! Je suis en guerre contre quelquâun qui a vĂ©cu juste Ă cĂŽtĂ© dâoncle Jim ! On rit en pensant que Kurt lui a peut-ĂȘtre coupĂ© la barbeâŠ
AprÚs le « pique-nique », un de nos gars arrive avec une drÎle de surprise sous son bras : un ballon ! Il est accueilli par une ovation.
â On fait un match de foot ?
Les Allemands se consultent et nous donnent leur rĂ©ponse : ils sont dâaccord. AussitĂŽt, on dĂ©limite nos buts avec nos calots. Les Saxons font pareil. Le sol est gelĂ©, mais peu importe. Je demande :
â Qui arbitre ?
Personne ne rĂ©pond. Câest normal⊠tout le monde veut taper dans le ballon.
â On nâa quâĂ arbitrer nous-mĂȘmes, propose Tom.
On lance la balle au milieu du terrain improvisé et on se jette dessus comme des chiffonniers.
â Scott ! Fais une passe !
Le match dure presque une heure. On rit, on tape, on tombe, on sâaccroche. Les kilts des Ăcossais contre les pantalons des Saxons ! Nous marquons deux buts, mais les Allemands rĂ©ussissent Ă nous en mettre trois.
â Câest pas perdu, les gars ! crie Tom. On peut encore les rattraper !
Il essaie de frapper la balle, mais il glisse et se retrouve les quatre fers en lâair. Les Saxons sont Ă©croulĂ©s de rire : ils viennent de sâapercevoir quâon nâa pas de caleçon sous nos kilts ! Soudain, la balle sâĂ©lĂšve dans les airs et atterrit dans les barbelĂ©s.
â On doit arrĂȘter, nous dit un Allemand. Câest un ordre de notre commandement.
Lâenthousiasme retombe dâun coup. On est tous déçus.
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La fin de la trĂȘve
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Le soir du 25 dĂ©cembre, aprĂšs avoir saluĂ© Kurt, je retourne dans ma tranchĂ©e. Jack ne me parle plus, mais ça mâest Ă©gal. Un jeune officier de notre bataillon me suit. Je le reconnais : il a engagĂ© la conversation avec un soldat allemand et ils ont partagĂ© quelques cigares. Je lâentends discuter avec dâautres officiers. Il dit :
â Le Saxon qui mâa parlĂ© est un super-sniper, le meilleur tireur de sa tranchĂ©e. Maintenant que je sais dâoĂč il tire, je compte bien le descendre demain.
VoilĂ la triste vĂ©ritĂ© : sâil y a des fraternisations, des vraies, certains soldats font semblant de sympathiser pour mieux espionner les positions ennemies. Lâessentiel est que Kurt et moi restions loyaux.
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Le 26 dĂ©cembre, NoĂ«l est fini, mais dans notre secteur, la guerre nâa pas repris. Nous avons tous en mĂ©moire la journĂ©e de la veille et les Ă©changes amicaux avec les Saxons. Comment tirer sur ceux avec qui nous avons partagĂ© nos denrĂ©es, discutĂ© de nos cruelles conditions de vie et mĂȘme jouĂ© au foot ! Je retrouve Kurt une nouvelle fois dans le no manâs land. Il me prĂ©sente ses copains de tranchĂ©e, de bons bougres comme lui, qui auraient prĂ©fĂ©rĂ© passer NoĂ«l chez eux, en famille. Kurt me demande :
â Quâest-ce que tu veux garder comme souvenir de moi ?
Je lui réponds :
â Les boutons de ta vareuse me plaisent bien.
Il nâhĂ©site pas ! Il les dĂ©tache un Ă un et les dĂ©pose dans ma paume.
â Et toi, je lui demande. Quâest-ce que tu veux ?
â Moi, je suis gourmand. Je veux tes cigarettes et ton chocolat !
Ses amis Ă©clatent de rire. Je donne mes rations et on est quittes. Ce jour-lĂ , lâofficier que je nâaime pas essaie encore dâespionner les tranchĂ©es ennemies, mais les Saxons le repĂšrent. Ils lui ordonnent de sâĂ©carter.
Notre Ă©tat-major[6] sâoppose Ă nos trĂȘves improvisĂ©es. Ăvidemment, câest la mĂȘme chose du cĂŽtĂ© allemand. Les hauts grades sont si furieux quâils demandent les noms des officiers qui ont soutenu nos « pactisations ». Ils veulent les sanctionner. Pour eux, la guerre doit reprendre Ă tout prix. Dans notre secteur, un officier ordonne Ă nos hommes de tirer sur les Allemands qui marchent dans le no manâs land. Nos soldats refusent parce que ce serait un acte dĂ©loyal. Et puis, ce qui devait arriver arrive⊠Un officier nous dit :
â Alors comme ça, lâarmistice est toujours en vigueur ?
Il prend son fusil et tue un Allemand, lĂąchement. En quelques minutes, un dĂ©luge de feu sâabat sur les lignes ennemies.
Ceux avec qui on a fraternisĂ© tombent comme des mouches. Ils ne chantent plus, ne rient plus. Ils hurlent de douleur. Je ferme les yeux et je bouche mes oreilles pour ne pas entendre cet enfer. Kurt est peut-ĂȘtre tombĂ© sous les balles. Je hurle aprĂšs lâofficier, mais une explosion me projette dans les airs.
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Je me rĂ©veille dans une infirmerie des lignes arriĂšre. On mâexplique quâun obus allemand a touchĂ© notre tranchĂ©e. Jack et lâofficier ont Ă©tĂ© tuĂ©s dans lâexplosion. Moi, jây ai laissĂ© mon bras droit. Que vais-je devenir ? Je me retrouve seul avec mon dĂ©goĂ»t de cette guerre qui nous oblige Ă tuer des hommes qui nous ressemblent. Je suis rapatriĂ© dans un hĂŽpital de Londres. Pour moi, la guerre est finie.
Mais un prĂ©nom et un nom restent gravĂ©s dans ma mĂ©moire, ceux de ce jeune Allemand avec qui jâai sympathisĂ© : Kurt Friedheim.
[1] Sillon dâenviron deux mĂštres de profondeur, creusĂ© dans la terre. Les tranchĂ©es sont protĂ©gĂ©es par des fils barbelĂ©s (et reliĂ©es entre elles). Elles servaient dâabri aux soldats.Â
[2]Â Zone comprise entre les deux lignes ennemies.
[3] Cette tradition a été largement diffusée en Europe par la suite, mais à cette époque-là , dans les tranchées, seuls les Allemands la pratiquaient.
[4] Des soldats fraternisent lorsquâils cessent de se battre et nouent des liens de sympathie avec leurs ennemis. On parle alors de « fraternisation ».
[5] Tireur isolé.
[6]Â Commandement militaire.