Un peu d’histoire Le traité de 1319 entre Hugues de Chalon, Seigneur d’Arlay, et Pierre de Grandson, Seigneur de Belmont, constitue probablement l’un des écrits les plus anciens relatifs à la frontière franco-suisse. Celui-ci englobait toute la partie nord du plateau de Sainte-Croix dans la seigneurie de Jougne. Avant 1640, la frontière entre les deux pays n’existait pas officiellement, ce qui créait souvent de nombreux litiges et conflits entre les habitants de Jougne et ceux du canton de Vaud. Dès 1648, des inspections de frontières furent organisées, afin de délimiter clairement la limite entre les deux pays, et aussi pour décrire et localiser précisément chaque borne frontière. La règle voulait que des hommes de deux générations soient présents : les plus vieux pour désigner les bornes et attester qu’ils les avaient toujours vues là, les plus jeunes pour acquérir cette connaissance et ainsi transmettre le savoir.
En 1752, introduction de la numérotation des bornes telle qu’elle existe aujourd’hui. 1824, révision générale de l’abornement touchant le parcours total de la frontière entre la France et le Canton de Vaud, cette date de 1824, figure sur presque la totalité des bornes en plus de leurs dates de mise en place. Au cours du temps certaines bornes abîmées ou cassées seront changées, ce qui est le cas pour des mises en place postérieures à 1824, ce qui explique des gravures et des dates différentes dans la pierre, mais aussi des formes et des tailles qui évoluent. Les bornes « armoriées», petites oeuvres d’art, deviennent progressivement et malheureusement de simples blocs de granit dépourvus d’originalité.
Gestion de ce patrimoine Le décret du 25 avril 1997, et l’accord franco-suisse du 10 mars 1965 concernant l’abornement et l’entretien de la frontière entre les deux pays stipulent entre autre les engagements suivants :
-L’abornement de la frontière doit être établi et maintenu de manière que le tracé soit bien déterminé et puisse être repéré en tout temps sur toute son étendue.
-Les deux pays prennent les mesures nécessaires pour assurer l’entretien (à part égales) et l’abornement de cette frontière, ainsi que pour prévenir et réprimer la destruction ou la détérioration des bornes.
-Aucune construction n’est autorisée à moins de deux mètres de part et d’autre de la frontière et cet espace doit être maintenu dégagé de toute végétation en permanence.
-Les bornes placées dans l’axe de la frontière sont propriété indivise des deux états.
-L’abornement et l’entretien de la frontière pour la France, dépend du ministère de l’intérieur, qui par l’intermédiaire du préfet de région délègue une administration à cette tâche, qui n’est pas forcément le service des douanes, ce peut être la DDE la DDA ou tout autre organisme d’état.
-La frontière franco-suisse qui s'étend de Bâle jusqu’à Saint-Gingolph, est partagée en 10 tronçons; Jougne est concerné par le tronçon N°7, qui va des Fourgs au Pays de Gex.
Malgré les accords de Schengen signés en 1990, la libre circulation des biens et des personnes n’existe pas entre la France et la Suisse, Jougne a encore un poste de douane important et les 15 kilomètres de frontière commune avec la confédération helvétique, sont toujours entretenus et surveillés régulièrement. Sur ce parcours souvent matérialisé par un mur en plus ou moins bon état, ou par une piste forestière, sont implantées 52 bornes numérotées de 18 à 69, la borne N°18 étant située à la Joux de la Bécasse en limite avec les communes des Hôpitaux-Vieux et de l’Auberson, la borne N°69 est à proximité du refuge du CAS, en limite des communes des Longevilles et de Vallorbe, en progressant vers le Mont d’Or.
Histoire de bornes, ou bornes historiques? Parmi ces bornes qui jalonnent la frontière entre notre commune et le Canton de Vaud, beaucoup sont “armoriées”, elles sont datées, gravées, sculptées de différents blasons et écussons suivant leur date de mise en place, elles font partie du patrimoine historique franco-suisse.
Ces bornes souvent de tailles imposantes (entre 60 cm et 1 mètre, parfois plus) sont placées aux changements de direction, mais aussi sur une portion droite comme pour rappeler que la frontière est bien là.
Bon nombre d’entre elles, N° 19-30-51-54-65-66…sont de 1849 et portent côté français, la fleur de lys (emblème des rois de France) gravée au milieu d’un médaillon circulaire, et côté suisse l’écusson du Canton de Vaud, certaines sont détériorées par le temps, mais d’autres sont encore en très bon état. D’autres plus rares, présentent côté français, l’aigle impérial avec l’inscription France, elles sont datées de 1866, époque napoléonienne, et côté suisse, l’écusson du canton de Vaud avec l’inscription VAUD, c’est le cas de la borne N° 52, située au sommet de Côte la Myre. Sur tout le parcours de la frontière franco-suisse, qui va de Bâle à St-Gingolph, Il n’existe que trois bornes avec le coq gaulois, symbole de la république, la borne N° 20 située à la Joux de la Bécasse est une de ces trois-là, elle date de 1930 et présente côté suisse la croix fédérale avec la lettre S. Pourquoi la borne qui se situe à proximité du col de L’Aiguillon, porte-elle les numéros 24 et 25 ? Cette borne en remplace-t-elle deux ? Y a –t-il eu des conflits à cet endroit? C’est fort possible, ce passage stratégique devait être très convoité et disputé à une certaine époque. La plus originale, est sans doute la borne N° 30, puisqu’elle est unique, il s’agit de La Roche Marquée, où sont gravés côte à côte dans le rocher, la fleur de lys et l’écusson vaudois, avec les inscriptions 30 et 1824, en randonnée vers le Suchet vous ne pourrez pas la manquer. La borne N° 55, implantée aux Cernys, était également unique en son genre, elle portait sur la face française, un livre ouvert avec le mot CHARTE gravé sur le livre. Elle datait de 1824 et faisait référence à la charte constitutionnelle de 1814 qui devait régir la France sous la Restauration et mener à la fin de la monarchie française en 1848. Elle portait au verso un écusson qui relevait de la plus parfaite fantaisie avec l’inscription SUISSE. Malheureusement cette borne à été détériorée et détruite par les services des douanes qui l’on remplacée en 1992, par un simple petit bloc de granit, qui n’a rien d’unique. Comme on peut le constater, au fil des siècles, les bornes se dégradent, se remplacent, il en est même qui se déplacent, c’est le cas de la borne N° 62, qui était située à proximité de la douane de La Ferrière et qui à été enlevée pour construire la plate-forme douanière. Restée pendant de longues années abandonnée dans un talus, le comité de fleurissement de Jougne, lui a trouvé une place de choix au milieu du massif fleurit de la douane française, avec l’autorisation des services douaniers, car le déplacement de bornes frontières est un acte répréhensible par la charte entre les deux pays.
Conclusion Les bornes frontières, nous le voyons bien, sont des monuments historiques- nous devrions dire des documents historiques- ignorés. Peu spectaculaires en soi, rarement de facture artistique, souvent cachées, elles ne suscitent en général que le respect de ce qu’elles représentent. C’est leur valeur intrinsèque, leur valeur de symbole, qui les protégent, car la destruction des limites ou leur déplacement ont de tous temps été puni très sévèrement.
Certaines circonstances ont enlevé aux bornes leur valeur indicatrice ou de repère, elles se sont dégradées, se sont délitées, ou ont été détériorées, elles se sont donc trouvées démunies de toute signification et ont disparues pour éviter les confusions. De fait, bon nombre de ces témoins muets de notre histoire politique ou locale ont été immolés sans regret lors de leurs remplacements, le souci d’uniformité leur à fait préférer des bornes plus petites, aux dimensions standardisées, taillées dans le granit, en attendant l’apparition des parallélépipèdes en ciment moulé, meilleur marché, parfaitement adéquats et remarquablement anonymes. Alors vous marcheurs, ou amoureux de ces vieilles pierres, n’attendez plus, partez à la recherche de ces symboles historiques souvent cachés aux fonds des bois. Pour les trouver, c’est facile, ces bornes sont toutes forcément placées sur la frontière, dans un sens ou dans l’autre, vous ne tarderez pas à en trouver une, à vous de découvrir ou de réinventer son histoire…
Texte de Jean-François Veillet (Adjoint au Maire de Jougne)
|