Cet orphelin Montmartrois, instruit par les
jésuites pour qui il avait gardé une grande estime, fuyait par la
prière. Le libre penseur et l'homme de la rue formé à la théologie
lièrent lentement confiance et complicité. Par de-là leurs origines
sociales, leurs conceptions et leurs convictions bien différentes,
ils forgèrent une solide et franche amitié. Les acolytes
confrontèrent leurs différences de points de vue s'enrichissant et
s'en nourissant pour évoluer. Cette méthode leur permettait de
s'échapper mentalement à défaut de le faire physiquement. Un soir
d'été, Gabriel Lézard raconte une curieuse histoire à son ami
Mathurin : "Bien avant d’être affecté ici, par un matin
brumeux de novembre 1822, un vieux curé assis sur la berge, nous
observait extraire l'ardoise servant à la construction de l'écluse
"Châteauneuf". Au moment de se lever, le vieil homme, trop faible,
glissa sur le côté et resta inerte, incapable de se relever.
Lâchant ma pioche, bravant la vigilance des gendarmes et au risque
de ma vie, je lui portais assistance. Le gendarme pointait son arme
dans ma direction mais curieusement me laissa faire. Le vieillard
se présenta comme étant le curé démissionnaire de Châteauneuf du
Faou, Jean Le Corre. En désaccord avec l'Évêché, il avait préféré
se retirer en 1821. Je compris instinctivement que cette rencontre
était ma destinée, il n'existait plus que ce dialogue, que nous
deux, comme si le temps s'était arrêté. En posant les yeux sur ce
visage, je fus frappé par la lumineuse profondeur de son regard. Je
reconnaissais en lui l'indulgence incarnée. Son discours sensé,
sans haine, sans jugement et d'une chaleur infinie fit que je me
retrouvai. Moi, le bagnard oublié des miens, j'allais reconquérir
ma substance, ma dignité. Je vivais, je pouvais rêver à nouveau.
Tout me revint, mes pensées furent envahies, submergées par
l'espérance. L'espérance d'une humanité meilleure et plus éclairée.
Je remerciais la vie. Je m'unissais à tout ce possible qui me
rendait heureux et à nouveau vivant. Je n'étais désormais plus
seul. J'avais l'impression d'avoir discuté longtemps tellement ses
justes paroles m'étaient précieuses.
Pour me remercier de ma compassion, le vieil homme m'offrit un
cadeau. Je le conserve encore aujourd'hui comme un symbole
chargé d'enseignements philosophiques que j'étudie quotidiennement.
Il est ma seule propriété en ce monde. Regarde-le, toi mon ami, tu
es le seul ici à avoir ce privilège». Pour un homme libre, cet
objet aurait été une babiole, mais pour Gabriel Lézard, le bagnard,
ce modeste objet était un trésor, son Phénix. Mathurin comprit
l'état d'esprit de son compagnon d'infortune au sujet de cette
vétille sans valeur marchande mais tellement précieuse qu'elle
abreuvait l'homme à la source. Les jours et les mois passèrent sans
saveur. Les nuits étaient accompagnées de douleurs multiples
causées par la condition journalière du condamné aux travaux
forcés. La faim tiraillait l'estomac de ces hommes contraints à
rêver encore plus de Liberté que de pain. Ils n'avaient qu'un
Droit ; celui d'espérer qu'un jour, ils pourraient guider
eux-mêmes leur vie. En attendant, nos deux bagnards s'évadaient à
leur façon.
Par une belle après-midi d'avril, le Dragon de la Butte fut victime
d'un accident : une charrette chargée de lourdes pierres lui roula
sur le corps. Mathurin se précipita auprès de son ami grièvement
blessé. Les larmes aux yeux, il s'entendit confier la mission de
rendre le trésor philosophique au vieil homme en lui assurant qu'il
avait bien mis à profit ses riches enseignements. Gabriel Lézard,
dit le Dragon de la Butte rendit l'âme avant son arrivée à
l'hospice. Libéré prématurément pour services rendus au Roi,
Mathurin Soulabaille se mit en quête pour accomplir sa
promesse : retrouver l'ancien curé de Châteauneuf du Faou.
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