Dans la province de New York, un week-end d'hiver et de givre, Grace, 13 ans, et Judith, 14 ans, partent à cheval explorer les collines enneigées, avec l'excitation caractéristique de ces adolescentes pour qui l'équitation ajoute aux plaisirs du sport l'ivresse de la liberté et tempère les troubles de la puberté par l'apprentissage de la maîtrise de soi.
Judith monte Gulliver, et Grace, Pilgrim, un morgan de 4 ans au caractère vif, à l'encolure fière, à la robe d'un bai si foncé qu'il tire sur le noir. C'eût été une promenade comme les autres, n'étaient la neige, qui rendait ce matin-là les sentiers impraticables, et les plaques de glace, sur lesquelles patinaient les fers des deux hongres. Soudain, Gulliver se fauche au sommet d'un talus escarpé, glisse sur le flanc jusqu'à la nationale, où Pilgrim se cabre. Dans un grondement de tonnerre et d'acier trempé, un Kenworth de quarante tonnes percute de plein fouet les jeunes cavalières et leurs montures affolées.
Judith et Gulliver sont tués sur le coup. Grace est transportée à l'hôpital, où le chirurgien l'ampute aussitôt de la jambe droite. Pilgrim, le poitrail déchiré, la tête ouverte, les membres fracturés, va être achevé quand Annie Graves, pressentant que le destin de sa fille est désormais lié au sort de son cheval, exige que tout soit tenté pour le sauver. Après d'innombrables opérations, Pilgrim survécut à ses blessures. Mais dans quel état! Traumatisé par l'accident, il ne se laissait plus approcher par quiconque, bottait ou mordait l'intrus, croupissait dans son box que personne ne voulait nettoyer. (On rappelle ici que, par nature, le cheval est un animal très émotif et craintif, peu armé pour se défendre et doté d'une mémoire phénoménale; il ne développe son agressivité qu'au contact de maîtres brutaux; l'équidé, qui rime avec équité, ne naît jamais méchant, il le devient.)
Alors que Grace, désormais munie d'une prothèse, feint de reprendre goût à la vie sous l'oeil chirurgical de ses parents (Annie, intraitable patronne de presse; Robert, avocat international) et jure que, plus jamais, elle ne remontera sur une selle, Pilgrim, malingre et ramingue, se laisse mourir dans une obscurité pestilentielle, une frémissante hostilité et l'obsédant souvenir du massacre qui l'a non seulement mutilé, mais aussi fait douter des hommes et - qui sait? - de lui-même.
Coupable d'avoir été longtemps une mère indifférente, Annie abandonne sa carrière, abdique ses prétentions au pouvoir, emmène sa fille claudicante et un Pilgrim assommé par les tranquillisants dans le Montana, où vit Tom Booker, un horse whisperer, un "chuchoteur", dont on prétend que, en leur parlant à l'oreille, il guérit les chevaux détraqués. Avec une rigueur, une patience, un travail quotidien qui évoquent moins les sortilèges du rebouteux que la science hippologique d'un La Guérinière, Tom réapprend à Pilgrim à vivre au paddock parmi ses congénères, à accepter la main amie de l'homme sur l'encolure, à supporter le licol, le mors, la selle, puis le cavalier, à répondre sans crainte à la voix et aux aides. Lorsque la petite Grace, malgré son infirmité, galope enfin sur Pilgrim, redevenu droit et généreux comme autrefois, on est aussi ému qu'à la fin de Milady, quand l'écuyer de Saumur Gardefort reprend en main sa jument déformée par un goujat et qu'il lui offre quelques minutes de haute école, inoubliables, avant la chute dans le vide. (Source L'express - Garcin Jérôme, publié le 22/02/1996)
L'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux, roman de Nicholas EVANS (1995), adapté au cinéma par (et avec) Robert REDFORD en 1998